Sophie CÔTE   sophie-cote@orange.fr
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     Extraits de "Petit surdoué deviendra grand"

Catherine - le manque d'autonomie affective 

 

Catherine était un petit ange que le ciel avait envoyé sur terre. Elle tomba malheureusement dans une famille déséquilibrée où les problèmes se cumulaient trop pour que l’atmosphère fût sereine. Problème de logement, de chômage dans un milieu qui n’était pas préparé à ces vicissitudes. (Qui l’est d’ailleurs ?) Le père était né dans une famille de la bourgeoisie provinciale qui avait vécu de ses rentes pendant trois générations et avait épuisé la fortune. Marqué ataviquement, il peinait à créer un modèle de travailleur qu’il n’avait jamais connu dans sa famille. La mère, issue d’une famille de fonctionnaires, bien qu’en plein chômage, n’arrivait pas à imaginer qu’un salaire ne tomberait pas régulièrement à la fin du mois.

Ceci étant, ils s’aimaient et vaille que vaille, ils surmontèrent leurs difficultés. Si les scènes étaient fréquentes, elle n’entamaient pas la solidité du ménage. La mère reprit des études interrompues au moment du mariage et devint, à son tour, fonctionnaire. Le père ayant retrouvé une activité convenablement rémunérée, la famille put se loger décemment.

Catherine était gaie, ravissante, toute potelée et dès dix huit mois, elle manifesta des aptitudes peu communes. Son langage était surprenant pour son âge.

A trois ans, il fut évident qu’elle était différente des autres enfants. Seuls ses parents n’en étaient pas conscients. N’ayant pas de points de comparaison, ils trouvaient normal cette précocité. Trop longtemps, ils ne tinrent pas compte de sa maturité et la traitèrent comme un bébé alors qu’elle était déjà une fillette très en avance pour son âge.

Incomprise, elle se réfugia dans le rêve et sa lenteur était exaspérante pour son entourage. Elle n’alla à l’école qu’à cinq ans et comme elle savait lire couramment, elle entra en onzième (classe qui de nos jours s’appelle cours préparatoire) mais elle mettait si longtemps à écrire qu’elle était régulièrement privée de récréation pour finir ce qu’elle n’avait pas fait en temps utile. En fait, quand elle écrivait son débit était normal, mais, émergeant difficilement de sa méditation, elle mettait trop de temps à se mettre à l’ouvrage et ne pouvait jamais arriver au bout de sa tâche. Ces punitions parurent insupportables à sa mère qui demanda qu’elle redescende au jardin d’enfant (classe maternelle). Cette funeste décision compromit sa scolarité future et loin de porter remède à sa lenteur, ne fit que l’accentuer. Elle n’était jamais prête à temps et n’échappait à de nouvelles sanctions que grâce à la compassion de ses petites camarades qui l’aidait à ranger ses affaires, à se rhabiller au moment des récréations ou de la sortie. Sa rêverie maintenant permanente venait se substituer à son manque d’intérêt pour l’étude. Elle avait soif de savoirs. Les collages, les dessins ne pouvaient occuper son esprit.

Elle était délicate et sa mère, combative et autoritaire, ne la comprenait pas et attendait d’elle ce qu’elle ne pouvait donner. Sans en être consciente, elle essayait de la façonner à son image.

Un jour, à quatre ans, Catherine préféra se priver d’un gâteau plutôt que d’affronter la pâtissière à qui il aurait fallu indiquer son choix et donner de l’argent pour la payer. Sa mère la gronda, lui dit qu’il fallait qu’elle s’aguerrisse et ne fit pas pour elle la démarche qu’elle n’osait faire. Toutes deux s’éloignèrent de la pâtisserie. La mère ne céda pas. Pour l’une c’était l’apprentissage de la vie, pour l ‘autre, c’était l’impossibilité de surmonter la timidité qui la saisissait dès qu’il fallait faire fi de sa réserve.

Gentille et très sensible, Catherine subit de nombreuses injustices, tant de sa famille que de l’école mais les accepta comme une fatalité. De loin en loin, elle signalait bien des faits qui la blessaient, mais comme tout le monde jugeait que c’était sans importance, elle prit l’habitude de ne plus y faire allusion et d’enfouir son chagrin dans son cœur.

Comme elle réussissait tout et acceptait tout, on exigea d’elle de plus en plus. La danse, le piano n’étaient plus source de plaisir mais d’un travail intense pour atteindre l’excellence. Ses succès scolaires étaient exemplaires. Mais la moindre défaillance lui était reprochée. 19 au lieu de 20 était inadmissible. Et on ne parlait que notes à la maison. Même la culture passait au second plan. C’était d’autant plus navrant que Catherine dévorait les livres, même les plus difficiles et qu’à onze ans, elle avait accumulé des connaissances que probablement ses parents et ses maîtres n’avaient pas. Ne pouvant communiquer avec personne, elle garda pour elle ce trop plein jusqu’à l’explosion qui laissa pantoise sa famille, si ce n’est ses enseignants qui ne pensèrent qu’à la faire renvoyer du lycée pour ne plus avoir à se poser de questions.

La première manifestation de cette, à l’époque encore timide révolte, fut une fugue. La mère, en rentrant du travail, trouva un petit mot :

« J’ai fait des bêtises. Mme L., mon professeur de math, va te téléphoner. De toutes façons, j’ai besoin de liberté ; je pars. Je vous aime ».

La mère, affolée, après avoir interrogé les voisins, apprit que Catherine avait pris le chemin de la gare. Elle se précipita et eut la chance de la rattraper avant l’arrivée du train. Catherine ne fit aucune difficulté pour revenir à la maison. La « bêtise » était un devoir non rendu – mon Dieu, quand on pense à tout ce qui aurait pu arriver ! – En fait, le cri lancé était : « j’ai besoin de liberté ».

La mère reçut bien le message mais ne sut pas l’interpréter. Sur le plan familial, le père avait toujours été plus compréhensif que sa femme mais, voyageant à travers toute l’Europe pour son travail, il était trop souvent absent. Depuis plusieurs années, il avait bien constaté que l’éducation donnée à sa fille ne convenait pas. Elle convint encore moins à partir de cet incident, car faisant un tournant à 180 degrés, la mère qui avait eu si peur, lâcha tout pendant un temps et de la rigueur la plus extrême, passa au laxisme total, ce qui ne régla pas le problème de Catherine : ce n’était pas ce qu’elle attendait de ses parents et cette bride soudain lâchée, la laissa désorientée. Personne dans la famille ne savait plus où il en était.

Quand Catherine fut renvoyée du lycée, elle fut bouleversée à l’annonce de cette cruelle mesure motivée par un refus de faire une roulade arrière en gymnastique (alors qu’elle s’était fait mal au cou auparavant) et par son manque d’application en couture ! Elle en fut très meurtrie et son développement affectif marqua un arrêt à dater de ce jour. L’exclusion est intolérable et blesse gravement une âme sensible. De plus, le sentiment de l’injustice ne la quitta plus : on ne renvoie pas une élève pour un motif aussi futile.

On retrouva sans peine un autre lycée mais le ressort était cassé. Les études reprirent dans les seules matières pour lesquelles elle avait encore quelque intérêt. Elle rejeta totalement les maths (merci Mme L.). Et ne conserva que vaguement, le français, les langues et le latin. Pour le reste, c’était le néant : elle s’ennuyait terriblement en classe . Elle était en totale désappétence, et ce n’est pas le redoublement d’une classe qui régla le problème

A la maison, on continuait de naviguer du laxisme à la sévérité, du laisser-aller à l’exigence. Catherine qui, auparavant était si soigneuse, vivait dans le plus complet désordre de sa chambre pendant des semaines et soudain, sa mère entrait dans une grande colère pour que tout soit de nouveau rangé. Les petites séances de ce genre pour tout et rien, étaient fréquentes, trop fréquentes.

Pour répondre à cette incohérence éducative, Catherine prit les choses en mains et devint définitivement rebelle.

A 14 ans, elle n’était plus la petite fille docile des premières années. Son tempérament riche et joyeux qui n’avait pas pu s’affirmer jusque là, éclata comme un feu d’artifice. C’était au moment où le papillon sortait de sa chrysalide que la mère aurait dû laisser sa liberté à sa fille. La résistance qu’elle lui opposa, gâcha son évolution et empoisonna l’atmosphère. Catherine se rebiffait, la contrait systématiquement et les accrochages devenaient très violents. Après chaque altercation, le calme revenu, elle se reprochait les paroles blessantes qu’elle avait dites et un sentiment de culpabilité la submergeait qui ne la quitta plus. Coupable d’abord vis à vis de sa mère et, plus tard, vis à vis de tous. Bien sûr, il y avait des périodes de rémission mais la trêve n’est pas la fin de la guerre.

Après le bac obtenu à l’arrachée, elle tourna le dos à la faculté et s’affranchit de ses parents en allant en terre étrangère apprendre des langues vivantes pour lesquelles elle était très douée.

Les premières années furent une période de grandes vacances. Pour acquérir son indépendance matérielle, elle trouva toujours de petits boulots et, chaque fois, elle entrait dans un monde différent, ce qui l’enchantait. Quelque temps ouvreuse dans un cinéma, elle devint l’amie d’une femme d’une cinquantaine d’années qui travaillait avec elle. Cette femme avait eu une vie très dure et d’elle, elle entendit que la vie ne s’apprend pas dans les livres. Cette gentille dame, parce qu’elle avait remarqué que Catherine avait des jeans usés, n’imaginant pas qu’il s’agissait d’un phénomène de mode, lui offrit pour cacher ce qu’elle croyait être de la misère, une blouse de travail aux couleurs bariolées horribles mais que Catherine conserva pieusement en souvenir de cette amitié généreuse.

Elle rencontra des étudiants de différentes nationalités et se fit des relations dans tous les milieux . Elle se révéla être très sociable et même leader – Entre autres, elle adorait organiser des fêtes et était très recherchée pour cette raison.

Elle décida de rester à l’étranger. Si intellectuellement, matériellement et physiquement, elle avait gagné son autonomie, affectivement, elle restait liée à sa mère d’une façon si étroite qu’elle ne prenait jamais aucune décision importante sans lui téléphoner pour lui demander un avis qui malheureusement l’influençait. Même sans la consulter, elle se demandait toujours ce qu’elle penserait de sa situation. Ce qui, bien sûr, fut néfaste, les deux femmes étant si différentes dans leurs conceptions et leurs objectifs.

Bien plus tard, Catherine reprocha à sa mère de ne l’avoir jamais comprise. En attendant, toutes les décisions qu’elle prenait étaient si contraires à son tempérament qu’elles finirent par la conduire dans le mur.

Les deux points qui les séparaient gravement avaient trait à l’argent et aux relations. Catherine pouvait vivre de très peu et l’argent ne représentait rien à ses yeux. Quant à ses relations, elles étaient très éclectiques et pas toujours conventionnelles. Elle se plaisait dans la compagnie des intellectuels du genre éternels étudiants et aimait fréquenter des artistes. (l’un d’eux devint célèbre par la suite). Sa mère aurait voulu pour elle un mariage avec un jeune cadre qui lui aurait assuré une confort matériel et une sécurité sans laquelle elle ne concevait pas la vie. Catherine était bien trop originale pour souhaiter une telle issue et ses plaisanteries tournaient autour du jeune cadre « dynamique » si peu conforme au style de vie qu’elle envisageait.

Par chance, elle trouva un poste de traductrice qui lui donna un statut à la fois compatible à ses goûts pour les langues et une position sociale convenant à sa famille.

Quant à sa vie sentimentale, ce ne fut pas une réussite. Elle avait toujours eu l’impression d’avoir manqué d’amour quand elle était enfant. Elle pensait ne jamais pouvoir combler ce vide qui lui donnait le vertige. Elle avait tant besoin d’affection qu’elle accaparait totalement l’homme qui l’aimait. Sa sensibilité et son caractère rebelle la rendaient difficile à vivre dans l’intimité et si bien disposés qu’ils fussent à son égard, ses amoureux très vite étouffaient à son contact.

C’est ainsi qu’ elle épuisa plusieurs compagnons. Elle perdit alors toute confiance en elle. Elle ne se maria pas, n’eut pas d’enfants

Mais cette riche nature ne pouvait rester sur un échec. Elle trouva enfin sa voie. Elle entra, par hasard, dans une association pour déshérités et, comme à son habitude, fut animée d’une telle énergie qu’elle transforma cette association qui ronronnait en une institution fort efficace. Heureuse de cette réussite, elle communiquait sa joie à des malheureux qui en avaient bien besoin. Elle exerça dès lors un sacerdoce laïc.

A quarante ans, assagie et ayant repris confiance en elle, elle put enfin vivre avec un compagnon auprès duquel elle apprit à faire des concessions, base de toute vie en société et en particulier, en ménage.

Sa mère, de son côté aussi s’était assagie. Mais le chemin avait été long. Il avait fallu quarante ans pour qu’elle admette que sa fille était différente d’elle, pour qu’elle l’accepte telle qu’elle était et qu’elle n’interfère plus dans sa vie.

La mère et la fille n’avaient pas cessé de s’aimer car par certains côtés, elles se ressemblaient. Elles étaient restées amies en dépit du climat tumultueux qui avaient régi leurs relations. Ces deux fortes personnalités au lieu de s’enrichir l’une l’autre, s’étaient affrontées en un combat stérile qui les avait fait souffrir et dont Catherine avait mis quarante ans à se dégager

L’identification

Une femme pendant sa période de gestation ne fait qu’un avec son futur enfant. Pour certaines mères la séparation de la naissance ne s’opère pas. Les expressions populaires rendent bien compte de cette réalité : « c’est la chair de ma chair, c’est mon sang ». Celles là ne peuvent jamais « couper le cordon ombilical ».

Si l’enfant et la mère ne font qu’une même personne, l’un doit être identique à l’autre. Or chaque être humain est seul et unique. On ne construit pas un enfant comme on le fait d’une statuette en pâte à modeler.

Une éducation trop stricte

Pour un enfant intellectuellement précoce (EIP), une éducation trop stricte ne donne pas les fruits escomptés.

Quand l’enfant est jeune, il a besoin de repères . Il doit apprendre les limites au delà desquelles il ne peut aller. Tout autoriser à un jeune enfant, c’est le préparer à une adolescence débridée.

L’EIP a tendance à discuter. Il peut être utile de lui donner la raison de certaines règles à condition de ne pas se laisser entraîner à de trop longues argumentations. Une réponse à une question appelant une autre question, la chaîne risque d’être aussi longue que le fil de laine tiré dans un tricot.

L’EIP n’aime pas aller se coucher. Il appréhende de se séparer de sa famille pour se retrouver seul dans sa chambre. Porté naturellement à beaucoup d’imagination, travaillé par les grands sujets, la mort, la maladie, l’angoisse existentielle…, il a du mal à trouver le sommeil. Les idées tournent constamment dans sa tête et les évènements concernant le monde, la guerre, le terrorisme… l’empêche de trouver le repos. Et pourtant, le matin il faut se lever ! la ponctualité fait partie des contraintes de la vie en société.

Sous prétexte qu’il est précoce, il ne peut pas être exempté de certaines règles qui ne doivent être ni transgressées ni contournées. Il faut rester ferme sur les grands principes. Est interdit tout ce qui met sa vie en péril ou tout ce qui perturbe son entourage au point de rendre la vie en société impossible. Mais pour le reste, la tolérance est de mise. Si sa chambre est en désordre, si sa coiffure est surprenante, si ses vêtements ne répondent pas à des normes de simplicité dont rêvent parfois les mères, cela vaut-il la peine de querelles ? Ces choix correspondent parfois à des modes adolescentes inconnues des parents.

                   L’adolescence chez l’enfant précoce

L’adolescence des enfants est toujours une période difficile à vivre pour les enfants comme pour les parents. Plus ou moins malléable dans les petites années, l’adolescent souhaite s’affirmer et s’affranchir de l’autorité parentale. Il se cherche et veut gagner son indépendance. L’enfant précoce mentalement en avance sur son âge réel, n’en est pas moins un enfant qui passe par les mêmes phases que les autres enfants sauf que la « crise d’adolescence » commence plus tôt chez lui, parfois vers 10 - 11 ans, et l’enfant oscille plus violemment entre son désir d’émancipation et un attachement encore très enfantin à ses parents. De par ses caractéristiques, il est plus sensible, plus anxieux, plus culpabilisé, plus excessif. Il est tiraillé entre la perception intellectuelle qu’il a de lui-même et son besoin de rester quasiment en osmose avec ses parents.

La surprotection – le manque de liberté

D’autres facteurs peuvent empêcher les parents de laisser son autonomie à l’enfant précoce : Lui donner une grande liberté peut l’exposer à des situations dangereuses qu’il n’est pas en mesure d’affronter. Mais le garder trop longtemps sous son aile est tout aussi dangereux avec le risque d’en faire un être timoré.

Risque aussi de vouloir le suralimenter intellectuellement au détriment du jeu, de l’imaginaire qui, pour lui, comme pour tout enfant, est vital. Quelle place leur est faite dans un emploi du temps surchargé où pas un instant n’est prévu pour la rêverie ? L’oisiveté a parfois du bon.

Si les parents sont omniprésents, l’enfant n’a plus l’espace nécessaire pour s’épanouir et pour n’avoir pas eu cette part de jeu, d’imaginaire, de connivence avec ses parents, il reste sur sa faim et, devenu adulte, il cherche à combler ce manque comme s’il pouvait refaire l’histoire et revivre une enfance idéalisée. Sa maturité affective se ressent de cette quête. Tant qu’il ne renonce pas à cette chimère, il reste attaché à ses parents et ne peut gagner son indépendance affective.

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Louis ou le projet parental 

 

Le père de Louis était colonel et avait, de par son métier, des idées très précises – pour ne pas dire - fixes sur ce que devait être l’éducation et la discipline. Dans son corps d’armée, il était apprécié car, très paternaliste, il se plaisait à dialoguer avec ses officiers – à condition d’avoir toujours le dernier mot – à venir en aide à ses troupes,  à essayer de comprendre leurs problèmes et de les soulager si possible. Il était de ces officiers qui, pendant les guerres, sont en première ligne et appliquent dans leur vie privée les règles qui sont le fondement de toute organisation militaire. Exemple, courage,  discipline.

Il avait eu deux filles et désespérait d’avoir un garçon quand, sur le tard, pour son grand bonheur et sa fierté martiale, Louis vint au monde.

A peine né, cet enfant fit preuve de qualités intellectuelles remarquables, enrichies par sa famille : ses sœurs aînées et ses parents âgés s’appliquaient à lui prodiguer une vaste culture..

Le père se mit à bâtir  pour lui un brillant avenir. Etudes au Prytanée, préparation à Louis-le-Grand, Coëtquidan, les campagnes militaires, les décorations . Le fils irait  plus haut que  le père. Il finirait général peut-être. Enfin bref, une admirable carrière militaire. Son esprit battait la campagne de tous ces projets .

Très pieuse, la mère de Louis, qui avait souffert de vivre dans de petites villes de garnison quand elle était une jeune épousée, aurait aimé  pour son fils une carrière ecclésiastique. Le séminaire, la prêtrise. Elle l’aurait bien vu prélat à Rome. Chaque génération dans sa famille avait produit un dignitaire de l’église. Elle comprenait bien qu’elle n’arriverait pas à contrecarrer les plans de son mari en ce qui concernait l’avenir de Louis, mais à défaut de prêtrise, au moins lui donnerait-elle une solide éducation religieuse. Pourquoi pas aumônier dans l’armée ? Sait-on jamais !

Entre la discipline militaire et l’ascèse religieuse, Louis était bien bardé.

Les premières années de sa vie ne laissèrent aucune place à la rêverie. « L’oisiveté est mère de tous les vices ».  Lever tôt le matin, coucher tôt le soir. Les activités s’enchaînaient sans jamais laisser le moindre temps  mort. « Mens sana in corpore sano ». Les exercices physiques qui jalonnaient sa journée étaient destinés à « faire de lui un homme ». S’il manifestait quelque velléité de s’écarter de la règle, s’abattaient sur lui des punitions « justes » pour le remettre dans le droit chemin.

Sa mère se chargeait du côté religieux avec le concours des pères de l’école confessionnelle dans laquelle il commença ses études. C’est dans ces jeunes années si bien agencées que naquit, alors qu’il  n’avait pas encore dix ans, son esprit de fronde.

Echapper à une telle programmation n’était pas à la portée d’un enfant de 10 ans, tout  intellectuellement précoce qu’il fût.  Il devint sournois et la plus grande partie de son énergie passa à échafauder des stratégies mettant bas la belle organisation construite à son intention.

Très fort physiquement (la discipline sportive avait eu du bon), il s’appliqua désormais à être le dernier à la course, à grelotter dès qu’il entrait dans l’eau et à simuler la noyade quand il était question de nager, à passer son temps à tomber quand il skiait, prenant des risques considérables quand il montait à cheval avec l’espoir de se casser une jambe. Quant-à  l’escrime, très vite, il fallut y renoncer. Une telle maladresse était tout simplement honteuse. Louis avait inventé une nouvelle provocation. Dès qu’on l’approchait, il levait le bras comme pour se protéger des gifles qu’il n’avait jamais reçues : ce n’était pas faute pour le colonel d’en avoir eu envie ! Habitué à être obéi, le colonel sentait bien que l’autorité lui échappait.

Sur le plan de la religion, ce n’était pas mieux. Histoire de s’amuser un peu, il inventait des horreurs pour son confesseur, qui, naïf et  lié par le secret, ne savait comment alerter les parents.

Les choses allèrent cahin-caha pendant une ou deux années encore et la pension à laquelle les parents avait délégué le soin de l’éduquer, loin d’améliorer la situation, l’aggrava. De sournois, il devint insolent et les punitions l’amenèrent à la violence. Par chance, il n’était pas de nature à être maté.

Bientôt, il refusa totalement de faire du sport. La tête sur le billot, il n’aurait pas cédé. Il refusa aussi de suivre les cours d’instruction religieuse et comme ses résultats scolaires étaient très mauvais, il finit pas être renvoyé.

Il entra dans un collège public et découvrit avec délice, grâce à son professeur de français, le romantisme. Les lectures qui « amollissent l’âme » désolaient son père qui aurait préféré à la fréquentation littéraire de Lamartine ou Musset celle des auteurs d’épopées et de récits historiques.

Ne pouvant pas se coucher -  il lisait très tard dans la nuit à la lampe électrique, après l’extinction des feux – il ne pouvait pas se lever le matin. Réveil que le père aurait rêvé au clairon, mais d’autres méthodes étaient utilisées : sonnerie lancinante et répétée du réveil, lumière vive, voix forte, draps et couvertures enlevées. La journée commençait toujours par un drame. Comme on lui avait maintes fois dit qu’il ne devait pas mettre la musique à volume assourdissant, il flanquait ses oreilles d’un casque et remuait la tête comme un débile au rythme effréné de la « pop » que le colonel qualifiait de musique de sauvages. Une musique militaire, bien tonique lui aurait sans doute fait plus de bien que ces litanies obsédantes. Louis se mit aussi à gratter de la guitare.

Las, ce fils ne répondait à aucun des critères éducatifs auquel le père souscrivait. N’était le respect qu’il devait à son épouse, il aurait pu se demander si Louis était bien de lui. Mais il s’interdisait une telle pensée. Comment avait-il pu faire un enfant à ce point différent, ignorant tous les préceptes qu’il avait essayé de lui inculquer ?

Après une journée particulièrement éprouvante, les parents, en se retrouvant dans leur chambre, durent convenir que cet enfant ne répondrait jamais à leurs espérances.

Par chance pour toute la famille, le père fut affecté à l’étranger et il confia son fils à un oncle qui desserra l’étau dans lequel Louis était en train de s’abîmer. Ils avaient tous deux de longues conversations littéraires au coin du feu. Louis commença à fréquenter les bouquinistes des quais de Seine et, son oncle étant amateur de meubles anciens, les antiquaires.

Peu de temps après son arrivée chez son oncle, il éprouva de nouveau le besoin de faire du sport. Et comme l’éducation, qu’on s’y soumette ou qu’on la rejette, vous colle à la peau, il écrivit à son père qu’il venait d’être admis au Prytanée et qu’il envisageait une carrière militaire.

Le père n’y comprit rien, mais comme il n’avait jamais rien compris à son fils, il décida de recevoir la nouvelle avec joie et quelques années plus tard, le jour où Louis entra à Coëtquidan, son père, très fier, en grand uniforme, était au premier rang des parents, Sa mère aussi à qui Louis présenta sa fiancée. Il n’entrerait pas dans les ordres mais la jeune fille était de  « bonne famille » et avec un peu de chance, elle élèverait leurs enfants religieusement.

L’interlocuteur adulte de valeur

Certains enfants, au grand dam des parents, réussissent à se révolter contre un projet parental qui n’est pas le leur, non pas nécessairement parce qu’il ne leur conviendrait pas en définitive, mais parce qu’il leur est imposé. S’ils ont la chance d’avoir un interlocuteur adulte de valeur qui occupe une place de substitution dont tous les adolescents ont besoin, il pourront choisir leur voie selon leur désir et non celui des parents quitte à ce que les deux, un jour, se confondent.

Les voies qui se rencontrent

Très souvent, les enfants entrent dans la profession des parents pour la simple raison qu’ils ont les informations et les contacts facilitant cet accès. Que le jeune adulte ait envie d’être acteur parce que, depuis sa jeune enfance il a vécu dans le milieu du cinéma, qu’il a été fasciné, qu’il a vu les avantages d’une telle profession, quoi de plus normal ? Le père est propriétaire d’une entreprise. Quel est pour le fils le chemin le plus aisé ? la suite de son père, bien sûr !

Il y a des lignées de commerçants, d’artisans, de notaires, d’avocats de médecins, de banquiers, d’hommes politiques…Le normalien est souvent fils de normalien. Quand la carrière s’ouvre par un concours, l’enfant aidé et guidé par les parents, informé des  moyens les plus  efficaces, a plus de chance de réussir.

La motivation des parents pour pousser un enfant vers un métier peut aller du désir d’assurer l’avenir de l’enfant au souhait de se perpétuer à travers lui. Que toute l’éducation soit entreprise dans ce but revient à imposer des choix qui ne conduiront pas forcément  l’enfant au bonheur.

C’est particulièrement vrai lorsqu’il s’agit de carrières nécessitant un talent exceptionnel pour lequel l’enfant n’est pas doué. Le fils d’un ténor célèbre, quels que soient les efforts déployés pour lui apprendre à chanter, ne pourra jamais atteindre le niveau attendu. Le travail est toujours nécessaire à la réussite, mais pas suffisant. On ne construit pas un surdoué. Le labeur ne remplacera jamais le talent.

Quelques artistes tels les Bruegel, les Bach, les Strauss ont eu le don et nourris par l’environnement, ont atteint la postérité. Ce sont de rares exceptions. Les chercheurs n’ont pas établi l’hérédité du don.

  Que de frustrations pour le père, qui se projette à travers l’enfant ! Déçu de ne pouvoir le hisser à son niveau, ou au contraire, triste qu’il ne réussisse pas là où il a échoué. Car de son fils, il attendait une revanche sur la vie.

L’enfant a besoin d’évasion pour se chercher, se trouver et s’accomplir selon ses inclinations. Certains jeunes ados n’ont dû leur salut qu’à l’abandon des ambitions paternelles ou à son renoncement à les mener là où ils ne voulaient  ou ne pouvaient  aller.

L’enfant n’est pas né pour réaliser les ambitions du père.

 

Il faut savoir rebondir 

Sophie COTE

 

Il existe un petit coin de paradis au sud de la Corse appelé Pianottoli Calderello. Ses villas, à quelques pas de la mer, sont enfouies dans le maquis, les terrasses sont protégées du soleil par des oliviers offrant leur ombre à l’heure des repas et de la sieste et dont les branches encadrent les fenêtres pour laisser libre la vue sur la mer.

Un matin, chaque année à la même époque, fin juillet, les résidents, en ouvrant leurs volets, aperçoivent sur la mer gris bleu, dans le calme d’une nature encore endormie, comme sorti d’un conte de fées, élégant, fin, racé, un splendide yacht  blanc étincelant, aux cuivres rutilants.

 Quand la vie s’anime, des hors-bords conduits par de jeunes marins en jeans blancs et polos bleu et blanc sortent de sa coque et déposent sur la plage de sable fin, de vastes velums, des chaises longues, des matelas, et les glacières qui gardent au frais les boissons. Ils retournent chercher femmes, enfants, grands-parents et amis qui passeront la journée à lézarder au soleil ou à somnoler à l’abri des tentes. A 13 heures, les marins reviennent pour apporter le barbecue et le soir pour rapatrier  la famille et récupérer le matériel.

Lui ne viendra pas. Au faîte de sa prospérité, il restera à bord pour savourer la douceur d’un été corse et admirer encore et encore ce yacht merveilleux, symbole de sa réussite.

Le même rituel se répétera deux, trois jours, et un matin au réveil, le yacht aura disparu et le charme sera rompu. 

Qui est-il, lui ?

Après des études secondaires sans problèmes, il est entré à HEC. Il se plaît à rappeler ses origines modestes pour mieux mesurer le chemin parcouru. Sa fortune, il la doit à son sens des affaires et à un flair incomparable qui lui a permis de saisir toutes les opportunités au bon moment.

A Paris, il habite un hôtel particulier aux proportions harmonieuses ouvrant par une porte cochère sculptée sur une cour pavée, un petit bijou du Faubourg Saint-Germain. Les magnifiques salons aux boiseries blanc et or sont enrichis de meubles du 18ème, de  tableaux modernes et anciens, de statuettes et de nombreux objets d’art. 

Il est beau, il est jeune, il est fort et c’est un énorme travailleur.

Comme les abeilles dans une ruche, dans ses bureaux, un personnel nombreux s’affaire. Ordinateurs, téléphones, fax, crépitent jour et nuit. Il est présent partout. Où trouve-t-il le temps de dormir quelques heures ?

Son cerveau sans cesse en ébullition, ne cesse jamais d’échafauder d’envisager, de supputer, de réagir. Comme un mécanique bien huilée, il fonctionne à plein régime.

Mais un homme n’est pas une mécanique et alors que le cerveau enclenche des solutions logiques, le diable lui souffle à l’oreille qu’il faut toujours aller plus haut, et oubliant que la Roche Tarpéienne est proche du Capitole, grisé par ses succès, il prend des risques, trop de risques, s’appuyant sur des supports peu fiables, colmatant les brèches, entraîné vers sa ruine. Rien ne lui est pardonné.

Un jour PDG, le lendemain en prison. Les procès, les horreurs chaque matin renouvelées dans les journaux, ses enfants honteux à l’école. Ce n’est pas seulement l’homme public, le chef d’entreprise qui est traîné dans la boue, mais aussi, l’homme privé. Il se révèle vulnérable.

Sa femme tient bon à ses côtés. La famille également. Passés les moments de détresse, il reprend le combat.

Le combat, il connaît. Toute sa vie, il l’a pratiqué. Il se ressaisit et organise sa défense.

Les co-détenus auxquels il se mêle l’appelle « la Finance ». Abandonné  par ceux qui, hier encore, louait sa perspicacité et le donnait comme exemple de belle réussite, infatigable voyageur dans le temps, c’est du fin fond de sa geôle qu’il réamorce sa remontée, comme le plongeur qui tape du pied le fond de la mer pour revenir plus vite à la surface.

Les avocats achèvent de le ruiner  mais le sortent de prison.

Ceux qui ont crié haro sur le baudet ont fini par se calmer, les journalistes l’ont un peu oublié.

Il n’a plus ni yacht, ni hôtel. Adieu les beaux meubles, les bibelots délicats ! mais il lui reste sa famille. Alors considérant qu’il a, de ce fait, sauvé l’essentiel, il reprend son bâton de pèlerin. Après tout, ce qu’il a réussi une première fois, pourquoi ne le réussirait-il pas une autre fois ? Sauf qu’il est plus armé et que l’âge et l’expérience aidant, il s’appliquera à ne plus jouer sa situation comme on joue au poker.

Qu’en est-il de lui maintenant ?

Il s’est refait une santé. Il est reparti de zéro. Il a quitté la région parisienne où il avait trop de mauvais souvenirs. Directeur commercial d’un domaine viticole, il a, en très peu de temps, tout appris du métier de producteur, a repris un tout petit domaine en déshérence, et mettant tout le poids de sa compétence dans la balance, l’a revitalisé, revendu et de domaine en domaine, il est aujourd’hui propriétaire d’un premier grand cru classé. Lorsqu’il parcourt ses hectares de vignes, lorsqu’il remonte l’allée le menant au château aux admirables proportions restauré de fond en comble, qu’il traverse la cour et aperçoit son parc avec ses arbres centenaires et ses pièces d’eau, il ne peut s’empêcher de rire, le bonheur totalement retrouvé.

Sa plus grande joie, c’est une fois par an, la réception de la presse internationale, y compris les journalistes qui l’avaient tant malmené au temps de ses malheurs et qui, aujourd’hui, le courtisent sans pudeur. Il faut dire qu’en grand seigneur, il les arrose abondamment au fur et à mesure de la visite du chai.

Les autres châtelains l’ont un peu boudé au début mais les domaines étant rachetés par des propriétaires ne faisant pas partie d’une dynastie terrienne, (des étrangers ou des industriels ayant fait fortune récemment), les préjugés se sont un peu estompés pour accueillir ces nouveaux venus et, comme il attire les sympathies, que son énergie force l’admiration, il est maintenant accepté partout – ou presque partout.

Pendant quelque temps, il retrouve le bonheur qu’il a connu lorsque, sur son yacht, il se laissait aller à la contemplation de sa réussite. Il a bien encore quelques casseroles aux pieds, mais ce n’est pas cela qui le gêne : Alors d’où lui vient ce sentiment d’inconfort ?

En fait, il s’ennuie.

Les crus, ce sera l’assurance de revenus substantiels mais depuis toujours, il a rêvé d’être comédien. Certes, comédien, il l’a toujours été, mais, il voudrait en faire son métier. Il remonte à Paris où il a gardé quelques contacts qui vont l’aider à commencer le troisième volet de sa vie.

Cinéma, feuilletons télévisés, théâtre. Il touche à tout et tout lui réussit. Il fait, à l’occasion, un peu de provocs, ce qui le met en joie. Il est la preuve vivante qu’à tout âge et en toutes circonstances, il est possible à celui qui sait se battre et travailler sans relâche, de ne pas sombrer et même de découvrir des pans entiers d’activités régénératrices et joyeuses.

 

Le courage

D’aucuns diront : « c’est facile quand on ne respecte pas les règles du jeu ». Non ce n’est pas facile. Quand tout vous réussit, ce n’est pas facile de savoir à quel moment la transgression et l’escalade entraîneront l’écroulement de l’édifice.

Mais ce qui compte ce n’est pas de tomber, mais de se relever. Il ne suffit pas d’être d’une intelligence très supérieure. Il faut de la force de caractère, il faut savoir résister à l’échec et toujours continuer de travailler (et si possible de s’amuser au travail.)

Si tu peux voir détruit l’ouvrage de ta vie

Et sans dire un seul mot te mettre à rebâtir

…….

Rudyard Kipling

 

 

 


Michel 

La créativité, la chance et le hasard

Sophie COTE

 

« La chance et le hasard sont deux facteurs nécessaires à la réussite. Mais au moment où ils frappent, il faut être prêt à les recevoir ».

Michel était le cancre de la classe de 3ème d’un lycée prestigieux où son père enseignait et il fut exclu, non qu’il gênât la classe par un comportement perturbateur - il était plutôt du genre dormeur près du radiateur, mais parce qu’il nuisait aux statistiques d’un établissement scolaire qui se targuait d’avoir 100% de réussite au bac.

Le professeur de français avait été particulièrement explicite et itératif dans l’opinion qu’il avait de lui. Il le considérait comme nul. Il lui avait même manifesté une franche hostilité. Le précoce, entraîné vers d’autres rives, car il n’aimait pas les thèmes proposés, avait trop souvent remis des devoirs hors sujet et le professeur interprétait ce refus d’obtempérer comme un acte de rébellion dirigé personnellement contre lui.

Doué d’un solide ego, Michel avait résisté aux humiliations et aux sarcasmes de ce mauvais pédagogue qu’il méprisait. Ces mauvais traitements ne l’avaient pas entamé mais avait nui gravement à sa motivation. Il ne faisait plus rien.

Les premiers jours de son renvoi furent une libération. Il eût été parfaitement heureux, délivré de la contrainte journalière de se rendre au lycée, si son père, atteint dans sa dignité et de père et d’enseignant, n’avait cessé de le harceler. Il le réveillait tôt le matin, le traitait de bon à rien. Pourtant ce père l’aimait ; il n’avait jamais su le comprendre et c’est cet amour blessé qui le poussait à des excès de langage qui eurent pour conséquence l’éloignement définitif de son fils !

Sa mère, désemparée, contrairement à son mari, plaignait cet enfant dont l’échec lui paraissait incompréhensible et injuste. Alors qu’il était très jeune, elle avait décelé en lui des qualités exceptionnelles. Il avait parlé très tôt. A trois ans, il s’exprimait avec aisance. Il était inventif, curieux, plein d’humour. Jusqu’à son entrée à l’école, il avait été doux, sensible, généreux et affectueux.

Maintenant face à cet adolescent agressif, elle pleurait son petit garçon perdu et n’était pas loin de penser que les professeurs étaient responsables de son changement de caractère. Elle leur en voulait depuis déjà quelque temps ; elle en venait à rejeter le corps professoral tout entier, et par voie de conséquence, son mari.

En résumé, le père était malheureux, la mère était malheureuse et le fils oisif. Passés les premiers jours, la vacuité dans laquelle il vivait (il vivotait serait plus juste) commença à lui peser.

Ce no man’s land ne dura pas longtemps. Traîné chez les psychologues, les conseillers d’orientation, tout le monde s’employait à lui préparer un avenir que tous voyaient si noir qu’il finit par penser qu’il était en danger. Les conseillers d’orientation, plus spécialement, soulignaient son ignorance, son manque de diplôme. Que faire de lui ? Il sentait bien que le salut ne viendrait pas de ce côté. Très vite, il se lassa des entretiens avec les spécialistes en tout genre.

Le seul avantage fut qu’on lui annonçât, en fin de tests qu’il était très intelligent, ce qui le conforta dans l’idée qu’il n’était pas nul et que nuls étaient ceux qui ne l’avaient pas compris. Pourtant la dépression le guettait. Son père, après trois mois d’infructueuses démarches auprès des écoles, des centres de formation, boîtes à bac, jeta l’éponge et quelques mois s’écoulèrent encore dans le désespoir familial.

Toutefois, il restait à Michel, une passion. Il jouait de la clarinette, bien que n’ayant aucune éducation musicale. Sa mère s’était escrimée, en pure perte, à faire donner des leçons de piano à ses deux filles aînées. Et le seul qui avait un don musical, arrivé trop tard dans la lignée, n’en reçut jamais. C’est comme cela la vie ! Parfois, on s’acharne là où c’est inutile et on néglige le terreau fertile.

Il réussit à trouver un job dans un restaurant de la rue Jacob où il jouait le soir dans le brouhaha des conversations et des bruits de fourchettes. Personne ne l’écoutait. Ce n’était ni gratifiant ni lucratif. Ce qu’il gagnait payait tout juste le taxi pour rentrer chez lui, le métro ne circulant plus quand il quittait le restaurant, jusqu’au jour où un copain lui conseilla d’aller au Club Med. On recrutait des musiciens de jazz. Alors commencèrent pour lui quelques mois d’apaisement. L’été à la mer, l’hiver à la montagne. Le soir, la clarinette : il adorait jouer et jouait de mieux en mieux, il se faisait des copains parmi les GM. Et les spectacles ! Il écrivait les sketches. On aimait ses idées. On « jouait » le soir. Musiciens, comédiens, on jouait toujours. C’était à la fois une vie de loisirs et une vie très riche en création. Et tous ces jeunes GO finissaient leurs nuits dans les cases des gentilles GM. En fin de saison, ils étaient fatigués mais satisfaits. Pour la première fois, Michel était accepté pour toutes ses performances. Cependant, il s’inquiétait de plus en plus pour son avenir. Pourrait-il encore longtemps mener cette vie ?

Le hasard vint à son secours. La vie est faite de hasards. Entre deux saisons, il voyageait et au cours d’un séjour en Angleterre où l’avait invité un couple de vieux anglais rencontrés au club, le destin frappa à sa porte lors d’ un vernissage très « in ».

C’était un de ces soirs où il était touché par la déprime qui le reprenait de plus en plus souvent. Il se mit à boire et quand, bien mûr, il alla s’affaler sur un sofa , il se trouva à côté d’un homme d’une cinquantaine d’années tout aussi désabusé et mûr que lui. Ils échangèrent quelques propos sur l’art, sur le public de cette soirée. Que faites-vous dans la vie ? Michel redoutait ce genre de questions récurrentes. Avouer qu’on est une sorte de chômeur intermittent était une dure épreuve au milieu de ces gens confortablement installés. Alors, il broda sur le thème : « J’écris des sketches » Il se trouva que son compagnon de quelques instants, était un producteur important de la BBC en panne d’émission. Il lui demanda de lui soumettre d’urgence, un synopsis d’ une série de 52 épisodes pour l’apprentissage de la langue française,.

Rentré à son hôtel, tout en doutant de la réalité de la proposition, (il avait appris à être sceptique), il se mit à l’œuvre et, le reste de la nuit, écrivit avec bonheur, un projet de scénario, entraîné par les gags qui se précipitaient dans sa tête comme au Club.

Dès midi le lendemain, dopé par l’excitation intellectuelle (il n’est pas de plus puissante médecine pour restaurer la santé), il entrait dans l’immeuble de la BBC. Au sixième, le décor était imposant. De longs couloirs, moquette bleu soutenu, tableaux abstraits sur les murs blancs, abondance de plantes vertes de chaque côté des portes, atmosphère ouatée contrastant avec la fébrilité du hall d’accueil. Tout à coup, son enthousiasme tomba. En fait, la proposition ne devait pas être sérieuse. Il allait être éconduit. Il serait ridicule et l’humiliation qui s’en suivrait le poursuivrait encore longtemps, chaque défaite, chaque espoir déçu le renvoyant à l’époque de ses échecs scolaires. Il était sur le point de partir quand la secrétaire vint le chercher. Parce qu’elle l’accueillit avec un sourire chaleureux (et parce qu’elle était jolie) un peu de son courage lui revint. Il entra dans le vaste bureau du producteur avec, sous le bras, un synopsis de dix pages accompagné de la rédaction de deux épisodes.

Pendant que le producteur prenait connaissance de son scénario, il ne prononça pas un mot, tout à sa lecture. Michel se sentit de nouveau très anxieux. Ce qui lui avait semblé jusque là une vue de l’esprit, un montage virtuel, prenait corps. Il avait l’intuition soudain que cet instant marquait un tournant dans sa vie, que tout son avenir était en train de se jouer et il prit peur. Quand le producteur releva la tête, il sut qu’il avait gagné et si ce jour-là son cœur n’explosa pas, c’est qu’il n’exploserait jamais.

La chance et le hasard sont deux facteurs nécessaires à la réussite. Mais au moment où ils frappent à la porte, il faut être prêt.

Pendant ses années au Club, il avait appris à rédiger des sketches, à monter des spectacles, à calculer l’impact des gags qui, chaque jour, abondaient un peu plus dans ses scènes. Il avait, sans le savoir appris un métier, gagner de l’assurance. On apprend plus parfois sur le tas que sur les bancs de l’école.

Restait un problème à résoudre. Un cours de langue, nécessite une solide structure grammaticale. Il n’était pas armé pour ce travail. Alors germa dans son esprit une idée machiavélique qui alluma une étincelle de joie dans son œil et l’entraîna dans une hilarité bienfaisante.

Il était plus que royalement payé. Il allait sous-traiter la grammaire auprès d’un professeur et s’offrir, en prime, une bien mesquine vengeance sur le professeur de français qui avait été, pour grande partie, responsable de l’arrêt de ses études. Il lui demanda un entretien, que, celui-ci très condescendant lui accorda. Michel le mit au courant de son besoin d’un professeur qu’il voulait agrégé, pour sous tendre les sketches d’une série éducative de français commandée par la BBC et payée en livres sterlings. L’expression sur le visage du professeur avertit Michel que le moment était venu de porter l’estocade :

- Connaîtriez-vous un professeur qui accepterait cette offre ? L’autre un moment désarçonné, tomba dans le piège

- Oui, je veux bien le faire

- Oh, non, pas vous. Vous êtes trop important ! je pensais à un jeune collègue. Peut-être pourriez vous m’en recommander un.

Il ne recommanda personne, bien sûr Michel n’eut aucun mal à trouver un professeur et comme la vie est ainsi faite des injustices que nous projetons pour en avoir souffert, il le paya chichement non par avarice mais pour le plaisir de « se payer un prof » à bas prix. Chaque fois qu’il lui remettait le modeste chèque en échange de son excellent travail, il se réjouissait. Enfin, au début seulement. Car il se prit d’amitié pour lui et bientôt, ayant évacué sa rancœur contre le corps enseignant, (l’amertume n’a qu’un temps) il le rétribua largement, demanda à ce que son nom figure au générique et, réconcilié, convint qu’il y avait de bons professeurs dignes d’être aimés et respectés.

La série fut une parfaite réussite, grâce à laquelle il fut contacté par un producteur de cinéma américain qui l’avait vue et il devint par la suite, un des plus grands scénaristes de Hollywood.

La dernière fois que son passé scolaire se rappela à son bon souvenir, ce fut une vingtaine d’années plus tard, quand, invité par une université américaine à faire une série de conférences sur l’art d’écrire des scénarios, il entra dans un amphi plein de quelque mille étudiants. En commençant son discours, il ne put retenir son émotion, il regretta douloureusement que son père, maintenant décédé, n’ait pu être à son côté ce jour-là pour qu’il soit consolé de toutes ces souffrances passées inutiles.

Comment un enfant  précoce peut-il se trouver en état d’échec ?

L’ennui

Janice Szabos, dans une étude parue en 1989 dans le magazine américain « Challenge Magazine » indique qu’une notion doit être répétée 6 à 8 fois pour qu’elle soit acquise par un enfant dans la norme, et 1 à 2 fois pour un enfant précoce. L’enseignant, pour atteindre le plus d’élèves possible, s’adresse à la moyenne d’une classe hétérogène et pendant les répétitions inutiles pour lui, l’enfant précoce s’ennuie. Cet ennui fait des ravages. Baudelaire termine ainsi son avertissement « au lecteur »

« Dans la ménagerie infâme de nos vices,

Il en est un plus laid, plus méchant, plus immonde !

Quoiqu’il ne pousse ni grands gestes ni grands cris,

Il ferait volontiers de la terre un débris

Et dans un bâillement avalerait le monde ;

C’est l’Ennui ! »

Un enfant qui s’ennuie, s’abstrait de l’étude : soit il s’abandonne à la rêverie, soit il s’active à chahuter. Il « décroche » et ne se maintient pas même au niveau précédemment acquis. Au lieu de progresser, il régresse. Il ne manifeste plus alors aucun enthousiasme et des possibilités intellectuelles qui ne demandaient qu’à s’épanouir sont gâchées. Les mécanismes de pensée et d’acquisition des connaissances d’un enfant hors normes obéissent à des modes faits d’intuition et d’analogie dont l’école fait peu de cas.

Je me prends à rêver, lorsque je vois ces jeunes adolescents non stimulés avancer tristement vers leurs salles de classe, à la jeunesse qu’ils auraient vécue au temps des seigneurs. Toutes leurs vertus de courage, d’audace, de ténacité sont ici trop souvent ignorées.

Bien sûr, des facteurs d’un tout autre ordre peuvent conduire un enfant à l’échec : des troubles de l’apprentissage, des troubles du comportement, des raisons familiales : un décès, la maladie d’un proche, le chômage, la mésentente des parents, le divorce….Mais dans le cas des enfants précoces, si l’échec est dû au système éducatif, c’est un beau gâchis.

La créativité

Contrairement à la précocité intellectuelle pour laquelle il existe des outils permettant de faire une évaluation – tests de Q.I. – il n’existe aucune possibilité de quantifier la créativité. Celle-ci ne se mesure que par la création. On ne peut dire, à coup sûr, qu’un sujet est créatif que s’il a produit une création. La créativité nécessite un temps de réflexion, de maturation, de réalisation. Obéit à des modes. Elle surprend par son originalité. Or, le système scolaire est très normatif et ne fait pas une part assez large à la créativité, à la liberté. Trop souvent les performances attendues sont strictement codifiées et balisées. Si l’élève sort de ce cadre conventionnel et laisse aller sa grande imagination, il risque de se heurter à l’incompréhension, voire au mépris de « l’establishement ». Pour imposer son style, il lui faut opposer une résistance mobilisant une énergie qui serait mieux employée dans un acte créatif. Les étudiants qui peuvent s’accommoder du moule, sacrifient souvent leur talent pour ne pas mener le combat qui leur permettrait de se réaliser. Une étude de Joan Freeman, psychologue, Professeur à la Middlesex University de Londres mettait en évidence que c’est dans le groupe des étudiants les plus diplômés que se trouvaient le moins de créatifs. Quant à ceux qui ne peuvent pas entrer dans le carcan, le chemin de la réussite est pour eux aléatoire et il leur faut beaucoup de courage et de persévérance pour faire accepter leur différence.

Les parents enseignants Pour tout parent, l’échec de son enfant, est une souffrance. Mais elle est bien plus grave pour un enseignant.

Il échoue avec le seul être qu’il aurait voulu conduire à l’excellence. L’humiliation est d’autant plus cuisante qu’elle l’atteint à son point le plus vulnérable. Son enfant, c’est son talon d’Achille. Les causes de l’ échec peuvent être multiples : exigence trop grande, attentes trop importantes, focalisation sur les résultats scolaires, mais la blessure est la même et chaque jour renouvelée au contact de ces milliers d’enfants qu’au cours d’une carrière, il accompagne vers le succès : il ressent tout manquement de son fils comme son propre manquement. L’échec du fils, c’est l’échec du père. Il faut beaucoup d’amour – et de temps – pour accepter cette situation. Nombreux sont les enfants d’enseignants en échec qui auraient fait des études très convenables s’ils n’avaient pas été soumis à la pression parentale car il n’est pas facile de laisser le professeur au lycée et de ne laisser entrer à la maison que le père.

Le précoce devenu adulte

Trop longtemps, l’intelligence a été associée au succès scolaire. Si pour accéder à un très haut niveau d’études, il faut avoir un potentiel intellectuel élevé, l’intelligence d’un sujet ne fait pas systématiquement de lui un bon élève. Les scientifiques et les pédagogues ont fait ce constat. Howard Gardner, psychologue cognitif américain, Professeur à Harvard, dans son ouvrage « les intelligences multiples » dénombre sept formes d’intelligence. L’intelligence musicale, l’intelligence kinesthésique, l’intelligence logico-mathématique, l’intelligence langagière, l’intelligence spatiale, l’intelligence interpersonnelle, l’intelligence intrapersonnelle. Elles ne sont pas toutes d’égale importance dans le processus scolaire et certaines d’entre elles ne trouveront leur plein épanouissement qu’à l’âge adulte. La réussite d’un homme intelligent dépend de plus de ressources que de connaissances. C’est sur ce terrain que les parents peuvent préparer l’enfant à la réussite future en mettant en valeur toutes ses qualités humaines, en aidant l’enfant à les développer.  

 


Nicolas 

L'hyperactif en foyer recomposé

Sophie COTE

 

Le père de Nicolas était médecin. Sa mère, attachée de presse, n’exerçait pas. Elle avait choisi de rester au foyer pour s’occuper de ses trois enfants. Nicolas était le benjamin

Dès les premiers jours de sa naissance, il créa des problèmes au sein de la famille. Il pleurait beaucoup, avait des nuits très agitées et réveillait ses parents 5 à 6 fois par nuit. Il avait toujours faim et régurgitait souvent ses repas. Au bout de huit mois de ce régime, toute la famille était sur les genoux. Le père, pour pouvoir travailler le lendemain, alla se coucher dans une chambre éloignée de la nursery, et les cris perçants troublant encore son sommeil, il prit l’habitude de rester dormir à l’hôpital. Une petite infirmière prit, elle, l’habitude de se glisser dans son lit. La mère se sentant de plus en plus délaissée décida de ne pas rester à la maison à se morfondre et reprit son métier, laissant à une nurse le soin de calmer les cris de ce bébé perturbateur. 

Le bébé en grandissant cessa de crier, mais il était toujours très agité et ses nuits peuplées de cauchemars. Les nurses évidemment épuisées se renouvelèrent nombreuses à son chevet. Vers 3 ans, la dernière nurse engagée se prit d’une vive affection pour cet enfant qui n’évoluait évidemment pas dans un milieu calme et serein. 

Il était très sensible, attachant, câlin. Il disait souvent : « je t’aime ». Mais il ne tenait pas en place, il avait tendance à tout casser et il fallait constamment l’occuper. 

Son entrée à l’école se passa mal. Il remuait dans tous les sens, aimait se battre et était souvent puni. Toutefois comme il comprenait bien ce qui lui était enseigné, qu’il avait une très belle voix et savait beaucoup de chansons, qu’il était drôle et plein d’humour, les maîtresses l’aimaient bien et il était peut-être en voie de s’apaiser quand le malheur s’abattit sur ses petites épaules. A l’occasion de l’interview d’un sénateur, sa mère tomba amoureuse et comme cette passion subite se trouva partagée, elle demanda le divorce que son mari ne fit aucune difficulté à lui accorder. Tous deux se remarièrent, lui avec la petite infirmière, elle avec le sénateur. 

Auparavant, Nicolas s’était résigné à ne pas voir souvent ses parents, mais le divorce, c’est autre chose. C’est la cassure. C’est un drame pour tous les enfants dont, quoiqu’en disent les médias et les parents que ça arrange de le croire, ils se remettent difficilement. 

La mère obtint la garde des enfants comme il se doit Et le week-end, les enfants allaient chez leur père. Déstabilisé par ce nouveau changement, Nicolas redevint très agité, perturba la vie de tout le monde et surtout celle des pièces rapportées : à savoir l’infirmière et le sénateur. La mère le supportait de moins en moins. Forte de sa précédente expérience, elle n’entendait pas, cette fois-ci, laisser la bride sur le cou à son nouveau conjoint et il n’était pas question qu’il s’éloigne pour trouver la tranquillité que Nicolas était bien décidé à ne pas laisser s’installer. Intuitivement, il pensait qu’il pourrait, par ce biais, casser ces mariages respectifs, ridicules à ses yeux, et réussir ainsi à réunir ses parents de nouveau. 

Ce serait bien si quelquefois les jugent confiait la garde des enfants au père. Dans ce cas tout particulièrement, il aurait été d’une plus grande aide pour Nicolas que son ex-épouse. En effet, il ne se préoccupait plus trop des états d’âme de son infirmière de femme et les premières effusions passées, il n’attachait plus une grande importance à ces secondes noces auxquelles il avait consenti pour faire plaisir. Il ne voulait pas sacrifier son fils envers qui il se sentait coupable de trop de négligences. 

Quand ses trois enfants débarquaient le vendredi soir, l’atmosphère n’était pas au beau fixe et si les aînés faisaient quelques efforts pour ne pas polluer le climat, il n’en allait pas de même pour Nicolas qui en rajoutait et devenait franchement agressif. Comme dans les deux foyers recomposés, l’hostilité étaient déclarée, elle rejaillit sur les relations du père et de la mère qui commencèrent à se rejeter la faute de l’échec de leur union et du caractère impossible de leur fils. Bientôt, ils ne se parlèrent plus que par avocats interposés. La mère ne voulait plus donner ni vêtements ni jeux quand ils allaient chez leur père : alors il fallut acheter tout en double. Il y avait les affaires de papa et les affaires de maman et les enfants se changeaient avant de rejoindre leur autre foyer. Pour la classe, il y avait toujours des cahiers ou des livres oubliés. Ce qui était difficile à vivre pour les deux aînés, était tout à fait intolérable pour Nicolas. Affolé par les scènes dont il était et le témoin et la cause, il devint violent. Il insultait l’infirmière et le sénateur, claquait les portes, hurlait à la mort si on faisait mine de le toucher. 

Violent et méchant. Les nurses lui avaient dit plusieurs fois sans ménagements qu’il était la cause de tous les troubles familiaux. Qu’avec ses colères, ses cris, son agitation, son art de détruire tout ce qui lui passait entre les mains, il lassait tout le monde et qu’il ne serait jamais aimé dans ces conditions. Tout cela lui revenait en tête. 

L’année du cours préparatoire, il avait 6 ans, quelques deux trois semaines après le début des cours, les parents furent convoqués. C’était la première fois depuis longtemps qu’ils se retrouvaient en face l’un de l’autre. 

- Votre enfant n’est pas normal. C’est un cas pathologique. Il faut consulter des médecins. Nous ne pourrons pas le garder ainsi. Ses camarades sont souvent battus, ses maîtres n’en peuvent plus de le rappeler à l’ordre et il ne tient aucun compte des punitions. Les parents des autres élèves se plaignent et demandent son renvoi.

Resté un moment calme, le père attira l’attention de la directrice sur deux points : - Côté pathologie, je suis plus compétent que vous, Je vous rappelle que je suis médecin. Soyez assez aimable de vous cantonner à votre domaine : le domaine scolaire. L’autre point, c’est que l’enfant est en âge scolaire, que l’école est obligatoire et qu’il ne saurait être question de se débarrasser de tous les enfants qui posent problèmes et de mon fils en l’occurrence. 

L’entretien fut plutôt orageux. La mère ne dit rien, mais, en sortant, elle signifia au père qu’elle ne répondrait plus à ce genre de convocation et que désormais, elle lui laissait l’entière responsabilité des mesures à prendre. 

Ce même jour, le père rentra chez lui pour annoncer à l’infirmière qu’il allait faire des démarches pour avoir la garde de Nicolas et qu’il allait également demander le divorce. Comme il s’engageait à la dédommager largement sur le plan financier, elle accepta la séparation – avec soulagement – car elle ne supportait plus Nicolas et le père non plus d’ailleurs. Elle avait envie de voguer vers d’autres cieux et de ne pas perdre tous ses week-ends à s’occuper de ces sales moutards. 

Obtenir la garde de Nicolas fut une formalité réglée rapidement avec le juge des affaires familiales, la mère ayant demandé à conserver la garde des aînés. 

Nicolas vint donc s’installer chez son père qui fit en sorte d’être plus disponible et pour commencer cette nouvelle ère, il partit avec lui faire un voyage en Egypte. L’enfant était décevant. Il semblait ne s’intéresser à rien. Or le soir, il faisait allusion aux lieux visités dont il avait tiré beaucoup d’enseignement malgré son apparente indifférence. Le père put mesurer le profit qu’il avait tiré de ce voyage, quand après avoir fait développer les photos prises par l’enfant, il constata que Nicolas avait saisi sur la pellicule les plus beaux sites vus sous les angles les plus saisissants. 

De retour à Paris, le père consulta des confrères pédiatres et neuro-psychiatres. Ils furent d’accord pour dire que Nicolas était hyperactif et que le climat d’insécurité dans lequel il avait vécu, avait aggravé son état. Les punitions ne servaient qu’à le rendre malheureux, le rejet de son entourage le blessait tant que le seul exutoire qu’il avait trouvé à sa douleur, était la vengeance. Il était en passe de devenir méchant. Faire mal, puisqu’on lui faisait mal. Il fallait tout reprendre à zéro. On ne lui prescrivit pas de médicaments bien que cela se fasse couramment aux Etats-Unis et également dans certains hôpitaux en France. Le père se replongea dans ses livres de médecine et dut admettre qu’il ne connaissait rien de l’hyperactivité, n’ayant reçu aucun enseignement à la Faculté à ce sujet. 

Il avait des amis psychologues et psychiatres auprès desquels Nicolas fut heureux de pouvoir se raconter. Et le plus grand bénéfice de cette thérapie fut pour le père qui accepta lui aussi d’être suivi. Il décida, dans l’intérêt de l’enfant, de renouer le dialogue avec la mère, il s’abstint de tout geste d’impatience à l’égard de son fils, même lorsqu’il fallait pour cela ronger son frein. 

Le parcours scolaire continuait d’être un long cauchemar. Mauvaises notes, punitions, devoirs à refaire, humiliations, sarcasmes, rejet par ses camarades et ses professeurs, solitude à la cantine et dans la cour de récréation, aucun camarade pour faire avec lui les travaux de groupe, redoublements de plusieurs classes, enfin toute la panoplie mais vue la détermination du père à ne pas se laisser faire, les enseignants durent s’accommoder de la présence de Nicolas dans leur classe et renoncer à parler de renvoi. 

Vers quatorze ans, Nicolas était en échec scolaire, mais s’était calmé. Et c’était encore presque plus triste de le voir aller en peine chaque jour suivre des cours qui, pour lui, sécrétaient l’ennui. Par contre, à la maison, il était heureux car son père qui se libérait de l’hôpital le plus souvent possible, avait appris à le connaître et lui vouait une véritable dévotion. Ils lisaient ensemble, ils parlaient au coin du feu, ils regardaient la télé, faisaient des jeux de société et le père réparait le soir toutes les meurtrissures de la journée. 

Un week-end sur deux, Nicolas allait chez sa mère et la guéguerre dont il avait tant souffert avait fini par un armistice. Il aimait aussi ses frères et sœurs qui étaient bien les seuls enfants à ne pas le rejeter. 

Tous les ans, il allait aux sports d’hiver avec son père. A dix sept ans, il demanda à aller à l’UCPA en dehors de la période des congés scolaires. Il devait, pour cela, sécher les cours mais comme il avait déjà commencé à le faire, pour cette fois, ce serait officiel. Comme de toutes façons, il ne faisait plus rien en classe, le père accéda à sa demande. Pendant trois semaines, il « s’éclata ». A son retour, il dit à son père que son choix était fait : il voulait être moniteur de ski et s’installer à la montagne. 

Pour être moniteur, il fallait passer un examen qui comportait des épreuves pratiques – un vraie joie - et des épreuves théoriques qui gênèrent Nicolas, mais il avait une telle volonté de réussir qu’il fut enfin reçu la seconde fois où il présenta l’examen. Il adorait la montagne et quand il était libre, il partait faire de longues randonnées. Il guettait pendant des heures les marmottes et les isards pour prendre des photos. Lui qui était autrefois si agité, pouvait rester des heures en planque pour une photo. L’été il pêchait dans le lac et quand son père venait le voir, il était ému de constater sa transformation. Il se mit à la pêche avec lui, et comme tous deux avaient beaucoup d’humour, ils riaient ensemble et c’était bon. 

Nicolas, avait une belle voix de ténor et il fut tout heureux de rejoindre la chorale de la région. Son père lui avait raconté que la voix de la Callas, lorsqu’elle faisait ses vocalises se répandait dans Athènes et que Meneghini qui l’épousa plus tard, était tombé amoureux d’elle en l’entendant chanter. Nicolas trouva l’histoire très belle et se mit à chanter à tue tête où qu’il aille avec l’espoir d’apprivoiser l’oiselle qui voudrait bien devenir sa femme. Il chantait chez lui, il chantait dans la montagne. L’été, les syndicats d’initiative organisaient des concerts dans les églises baroques et il ne manquait jamais un concert de sa chorale. 

Ce n’est pas avec sa voix qu’il conquit Sandrine, mais avec sa gaîté (qui l’eût cru). Le soir quand, à la veillée, ils se retrouvaient tous entre pisteurs et moniteurs autour d’un vin chaud à la cannelle, ils avaient toujours quelque histoire drôle à raconter. Sandrine avait eu elle aussi, un parcours scolaire douloureux et tous deux de par leur passé et leur présent étaient faits pour s’entendre. Ils achetèrent une ferme en très mauvais état, mais authentique. L’hiver, ils faisaient partie de l’Ecole de Ski Française et l’été, ils restauraient leur ferme. Ils se marièrent à la naissance de leur premier enfant. 

Le jour de la noce, le ton était très campagnard. Son père, –incorrigible séducteur- très heureux du bonheur de son fils, se mit à courtiser la kinésithérapeute de la station, et sa mère, lassée finalement de son sénateur, fit la conquête du plus beau des moniteurs - à ce jour elle est mariée pour la troisième fois, avec un ambassadeur. Chaque fois qu’elle peut se libérer, elle vient voir à la montagne son fils et son petit-fils et – pourquoi pas aussi le jeune et beau moniteur. .

Copyright Albin Michel


Perceval 

ou le conformisme chez l'enfant

Sophie COTE

 

< Ma vie est un énorme malentendu ! Je suis timide, effacé, dans une famille extravagante qui tourne tout en dérision. Suis-je né ainsi ou le suis-je devenu à son contact ? Pendant trente ans, j’ai fréquenté des psys pour trouver une réponse à cette question.

Mon père était une sorte de professeur Nimbus dont ma mère était tombée amoureuse parce qu’il avait le physique de Jésus-Christ. Historien de profession, il était bricoleur à ses heures, avec pour conséquence que tous nos meubles étaient plus ou moins bringuebalants. Ma mère, qui faisait ses études à la Sorbonne alors qu’elle m’attendait, s’était entichée de Chrétien de Troyes. C’est pourquoi, à ma naissance, je fus déclaré à la mairie sous le nom de Perceval. Un nom comme un autre – tant qu’on ne sort pas de chez soi. Dès le premier jour d’école, il déclencha le rire de mes petits camarades et la maîtresse, dubitative, me fit répéter mon prénom. On ne badine pas avec le nom des saints.

En rentrant à la maison, je demandai à ma mère pourquoi je ne m’appelais pas Guillaume, Antoine ou Thomas, comme les autres. Je lui dis que la maîtresse avait eu l’air étonné de ce prénom bizarre.

– Maman, pourquoi m’as-tu appelé Perceval ?

– Parce que tu vas découvrir le Graal.

– Qu’est-ce que le Graal ?
    Hilare, elle répondit :

– Demande à ta maîtresse, elle t’expliquera.


Le lendemain, je me précipitai vers la maîtresse.

– Dis, maîtresse, je m’appelle Perceval parce que je vais découvrir le Graal. Qu’est-ce que le Graal ?

Bien sûr, dès cette minute, je n’étais plus Perceval, mais celui qui va atteindre le Graal. Pour un bambin de 3 ans et demi qui ne comprend rien à l’humour de ses parents et à la perplexité de ses maîtres, ce n’est pas très facile à gérer.

Ma vie est pavée de deux, trois épisodes de ce genre.

À 5 ans, ma mère décida qu’il était temps de me cultiver. Nous nous engouffrâmes dans un avion pour aller écouter Parsifal à Vienne. Cette œuvre dure cinq heures : au bout d’un quart d’heure, j’étais endormi. Ma mère, elle, délirait d’enthousiasme en quittant l’Opéra. À notre retour, la maison résonna pour longtemps des airs wagnériens. Le soir, avant de m’endormir, elle me lisait les merveilleuses prouesses de Lancelot. Quand les autres enfants écoutaient « Bonne nuit les petits », j’évoluais dans un monde étrange au milieu des chevaliers de la Table Ronde. Vassal du roi Arthur, je rencontrais la fée du lac et vivais, avec Lancelot, l’épreuve de l’eau, du feu et du fer.

À parcourir les livres, sans m’en rendre compte, j’appris à lire. Rétrospectivement, je réalise que j’avais une grande culture. Enfant précoce, j’avais une excellente mémoire et, nourri intellectuellement comme je l’étais, j’accumulais des connaissances qui s’imprimaient à jamais dans mon cerveau. J’en rêvais la nuit. Mais le monde dans lequel se mouvait mon esprit n’intéressait pas du tout mes camarades et je renonçai à leur faire partager mes aventures imaginaires.

Au cours préparatoire, comme de coutume, je rêvais et, au mois d’avril, le maître convoqua mes parents :

– Je suis désolée de vous le dire, mais votre enfant a de grosses difficultés. Il ne semble pas comprendre ce qui lui est enseigné et il ne sait pas lire. Peut-être sera-t-il obligé de redoubler.

Ma mère se retourna vers moi et m’administra une gifle sonore.

– Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?

Elle ouvrit le livre qui traînait sur la table et me dit : « Lis. » Bien entendu, je savais lire couramment, mais, comme le maître avait eu l’air de penser que j’étais idiot, pour lui faire plaisir et ne pas le contrarier, j’avais abondé dans son sens. Cependant, pour ne pas recevoir une deuxième gifle – ma mère n’était pas coutumière du fait, mais tout à fait capable de réitérer –, je me mis à lire : démasqué et couvert de honte, j’aurais voulu rentrer sous terre.

À la sortie de l’école, elle me demanda :

– À quoi tu joues, petit crétin ?

Et, comme elle avait le verbe haut, tous les parents qui attendaient leur progéniture profitèrent de la diatribe et se retournèrent vers nous, redoublant ma honte.

La troisième anecdote qui marqua définitivement ma singularité arriva quand j’avais 9 ans. Nous habitions une petite ville au bord de la Seine, et mes parents, un jour, décidèrent que ce serait formidable et original de vivre sur une péniche. Ils achetèrent une barge et toute la famille investit la nouvelle demeure (y compris ma sœur cadette, que ma mère avait appelée Guenièvre – comment l’aurait-elle appelée quelques années plus tard, quand elle fut dans sa période psychanalytique ?). Les copains se moquaient bien un peu de moi : je n’avais pas une vraie maison comme tout le monde. Mes parents ajoutaient à mon malaise. Ma mère trouvait de bon ton de porter des robes bariolées, des colifichets et des bijoux qu’aucune autre mère n’aurait osé porter. Mon père était toujours en jeans et pull plus ou moins troués, la barbe hirsute et le cheveu hérissé. Pas un père ne lui ressemblait. Le conformisme dont rêvent tous les enfants n’était pas au rendez-vous.

Au retour d’un « séminaire écologique » dans le Bordelais, une surprise nous attendait. Avant de partir, la Seine était très haute et mon père avait arrimé très fort la barge qui, attachée trop serrée, n’avait pas pu redescendre au moment de la décrue. N’ayant plus d’eau pour la porter, elle avait basculé et était tristement couchée sur le côté de la rive. Tous les curieux venaient se repaître du spectacle. Nous étions la risée de tous (d’ailleurs, on s’en réjouit encore dans le village trente ans après). À mon retour à l’école, je fus l’objet de toutes les railleries. C’est un de mes plus tristes souvenirs. Je voulais mourir parce que jamais je ne serais comme les autres. Pourquoi, tant qu’à connaître un désastre, n’avions-nous pas été victimes du feu ou de la foudre ? On m’aurait plaint. L’incident mit fin à l’épisode de la péniche. Le premier moment passé, même mes parents riaient à ne plus pouvoir s’arrêter quand ils racontaient l’incident à leurs amis.

Après avoir été hébergés par les uns et les autres un temps, nous retournâmes dans une vraie maison. Moi, c’était fini, je ne voulais plus sortir. Ils essayèrent bien de me traîner à l’école, mais je poussais de tels cris – comme un goret qu’on égorge – qu’ils eurent rapidement assez de ces séances et m’inscrivirent aux cours par correspondance. Je devins de plus en plus solitaire. J’avais toujours souffert d’être différent de mes camarades qui ne m’avaient pas compris, mais l’école m’avait permis une certaine forme de sociabilité. Maintenant, je ne parlais plus à personne et mes parents, qui s’étaient lancés dans l’artisanat tout en continuant, mon père ses recherches, ma mère les études psychanalytiques qu’elle avait entreprises récemment, prirent enfin conscience que la situation n’était pas bonne. C’est de là que date ma première thérapie

Des psychologues, j’en ai vu plusieurs : ils attendaient de moi que je me raconte, mais le dialogue ne s’amorçait pas. Il y eut d’abord le centre médico-psycho-pédagogique (CMPP). Puisque je ne m’exprimais pas par la parole, peut-être le mime ferait-il l’affaire ? On essaya le psychodrame. Pas question pour moi de coopérer. Ils suggérèrent un séjour à l’hôpital. Mes parents ne voulurent pas en entendre parler. Entre-temps, j’étais devenu anorexique. Je ne pouvais plus rien avaler. J’étais également devenu agoraphobe. Je ne voyais pas d’issue, j’avais perdu tout espoir. J’étais si mal que je ne voyais pas pourquoi je continuerais de traîner une vie aussi pitoyable pendant des années encore. Je fis une tentative de suicide.

Mes parents ne plaisantaient plus. Ils devinrent, en peu de temps, très conventionnels. Mon père rasé ne ressemblait plus à Jésus-Christ et ma mère en strict tailleur avait perdu toute excentricité. Ils me mirent entre les mains d’un psychologue avec lequel, enfin, je sentis le courant passer, et, confiant en lui, je m’abandonnai à l’espoir de guérir.

Grâce à ma psychothérapie, peut-être aussi à la conversion de mes parents, j’eus la sensation que les choses allaient rentrer dans l’ordre, que nous allions être enfin une famille comme les autres. Je retrouvais mon appétit, un certain goût de l’étude et, délivré après plusieurs années de mon agoraphobie, je pus retourner au lycée. J’eus enfin quelques copains. J’étais invité en boum. Pour faire comme les autres, je fumais, je buvais de temps en temps. J’avais l’impression de naître à la vie. Mais je ne pouvais plus me passer de mon psychologue. Mes études secondaires terminées, je commençai à Paris, enfin séparé et détaché de mes parents, des études de droit. Loin de mon psy, j’étais en manque.

Dans les semaines qui suivirent, je me mis à boire avec excès. Je devins dépendant de l’alcool. Je fumais deux paquets de cigarettes par jour. Je devins boulimique et claustrophobe. (Quand j’étais encore au lycée, j’avais bien fumé quelques joints au cours d’une soirée mais, par instinct de survie, je n’avais jamais touché aux drogues dures.) Je ne dormais plus, j’étais la proie d’angoisses et notre médecin de famille, lors d’un de mes retours à la maison, me prescrivit des anxiolytiques, des antidépresseurs, des barbituriques et autres médecines qui m’endormaient ; je prenais des litres de café pour me réveiller.

Je commençai alors une psychanalyse. J’étais désormais dépendant du psy, de l’alcool, du tabac, du café et des médicaments. Une dépendance ne chassait pas l’autre, mais venait se rajouter aux précédentes. Bientôt, de surcroît, je devins obèse.

Je me lavais peu, je vivais dans le chaos d’une piaule jamais nettoyée. Mes parents, lors d’un séjour à Paris, furent affolés et, si je ne sais toujours pas si je suis né inhibé ou si je le suis devenu à leur contact, je dois reconnaître qu’à ce moment de ma vie où je ne pensais qu’à mourir tant j’étais désespéré, ils furent exemplaires. Sans m’imposer leur présence, ils furent constamment à mon côté.

De concert avec mon psychanalyste, ils acceptèrent cette fois-ci un séjour en hôpital pour une cure de désintoxication. On me supprima d’abord la quasi-totalité des médicaments. Je pris l’habitude de boire de la chicorée au lieu de café. Quand je sortis trois semaines plus tard, j’étais décidé à guérir. Les lundis et jeudis, j’allais aux Alcooliques anonymes (AA), les mardis et vendredis aux Weight Watchers et les autres jours, chez mon psy. Au début, tout cela était très dur. Petit à petit, je me défis de toutes mes dépendances. Je n’avais plus besoin des AA – je n’avais plus envie de boire ni des Weight Watchers – Je n’étais plus boulimique et avais perdu mon excédent de kilos. Mais j’étais toujours dépendant de mon psy. En arrivant chez lui, je me couchais sur le divan et souvent je pleurais. En sortant, il me fallait une heure pour retrouver mon calme. Mais, les jours suivants, je me sentais bien. J’avais pour mon psy une réelle sympathie, car je sentais combien il participait à la guérison que j’entrevoyais enfin. Je ne concevais plus la vie sans le voir deux fois par semaine.

Trois ans avaient passé quand, un matin, en me levant, parce que le ciel était bleu, l’air vif et que je me sentais en grande forme physique, je sus que j’étais guéri.

J’avais depuis longtemps abandonné mes études : je les repris, mais, changeant d’orientation, je me vouai à la psychologie. Aujourd’hui, je suis psychanalyste et mon ex-psy est devenu mon confrère et mon ami. Je sais tout ce que je lui dois. Je suis toujours aussi timide et je ne sais toujours pas si je suis né timide ou si je le suis devenu à cause de mes parents, mais ça n’a plus aucune importance. Je m’entends bien avec eux – si je ne les vois pas trop souvent, car, bien qu’ils aient fait de gros efforts et que je doive en grande partie à leur affection inconditionnelle ma guérison, ils ne se sont pas encore tout à fait départis de leur originalité et j’en suis heureux pour eux. »

Le conformisme

Un adulte peut se réjouir de son originalité, mais un enfant n’aspire qu’au conformisme. On a supprimé les uniformes dans les écoles et, couleurs à part, les enfants sont tous habillés de la même façon : jeans, t-shirt, blouson et baskets. Un (ou une) adulte peut s’enorgueillir de s’appeler Nestor, Népomucène ou Andromaque, mais un enfant affublé d’un tel prénom est en butte aux moqueries de ses petits camarades. C’est très lourd à porter. Si, de surcroît, l’enfant est intellectuellement précoce, il sait qu’il n’est pas « conforme ». Il est différent et se sent marginalisé. Tout élément supplémentaire qui l’éloigne de la norme ne fait qu’aggraver son malaise. S’il a honte de son nom, de lui-même et de toute sa famille, il ne veut pas faire de peine à ses parents, mais fait tout pour qu’on ne les voie pas avec lui. Il est fréquent qu’accompagné par eux à l’école, il leur demande de le laisser loin de la porte de l’établissement. Tout à sa honte, il n’est plus en état de travailler.

 

Les dépendances

Quant aux problèmes d’accoutumance aux drogues (café, tabac, alcool...) qui ruinent la santé, il est souvent difficile de s’en libérer sans le recours à un psychologue ou à un psychanalyste. Le patient peut être amené à en essayer plusieurs avant d’en trouver un avec qui il s’entende bien. Certains éléments s’attirent, d’autres se repoussent. Si le courant ne passe pas, il est inutile d’insister. Une bonne thérapie peut aider à franchir les périodes douloureuses de la vie, mais certains, tels Woody Allen, qui doit en être à sa cinquantième année de psychanalyse, ne peuvent plus jamais se passer de psy (enfin, c’est ce qu’il se plaît à dire).

 

Le suicide

Le suicide chez les jeunes est la deuxième cause de mortalité après les accidents. Les enfants précoces y sont particulièrement exposés, parce que leur anxiété naturelle les porte à la dramatisation. La tentative de suicide est généralement un appel au secours. L’enfant ou l’adolescent a lancé de nombreux avertissements. Il n’a pas été entendu. Seul, il ne sait plus que faire. C’est aussi souvent de sa part un geste destiné à punir l’entourage qui ne l’a pas compris. Le suicide est son ultime recours. L’acte est si grave qu’il devrait produire un électrochoc sur sa famille et c’est son dernier espoir d’avoir enfin quelqu’un à son côté pour l’aider. Parfois, son désir de mourir est plus profond, le sens de la vie lui échappe. Il n’attend plus rien, ne croit plus en rien. S’il échappe à la mort, il a tendance à récidiver.

Copyright Albin Michel


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